Plutôt violon que violoniste, il est « un homme-violon »

Les rencontres sont la vie. Elles sont aussi de l’essence même des arts et de la musique. Connaissez-vous celle de Johannes Brahms et Ede Reményi ?

Nous sommes en 1850. Brahms, tout jeune adolescent encore, se lie d’amitié avec Ede Reményi, violoniste hongrois. Il vient de découvrir la musique « alla Zingarese », la musique hongroise populaire ou tsigane. La suite de l’histoire, vous la connaissez… Il s’agit des 21 danses hongroises, composées entre 1858 et 1880 mais aussi le rondo « à la hongroise », final du Quatuor en sol mineur (opus 25).

Ede Reményi : le violon politique

La vie d’Ede Reményi est un tumulte fait de voyages et d’exil, de retours en grâce et d’immenses succès de scène. C’est qu’on ne peut dissocier le musicien de son engagement politique.

Ce violoniste hongrois nait en 1828. Banni d’Autriche pour avoir participé à la Révolution hongroise de 1848, il est à Hambourg en 1850 ; il y rencontre Brahms et l’initie à la musique populaire hongroise. Poursuivi par les autorités, notre violoniste fuit alors (de nouveau) et part aux Etats-Unis. Il revient en Europe en 1852 et débute, dès 1853 une tournée avec Johannes Brahms puis séjourne à Weimar, l’occasion de rencontrer Franz Liszt.

1854, il devient violon-solo pour la Reine Victoria. Amnistié en 1860, il revient en Hongrie et devient violon-solo de l’Empereur François-Joseph. A partir de 1865, les tournées sont nombreuses et emplies de succès : France, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Londres, Paris, Canada, Mexique, Japon, Chine…

Et puis, une vie toute romanesque n’a pas suffit. Il meurt d’une attaque cardiaque à San Francisco. A peine âgé de 70 ans. Sur scène.

La rencontre avec Victor Hugo : « Reményi est un homme-violon »

Victor Hugo
Victor Hugo. Les proscrits d’Auguste Vacquerie. Source Gallica, Bibliothèque Nationale de France

Revenons sur l’épisode anglais. Devenu violon-solo pour la Reine Victoria, notre violoniste se rend à Jersey où des exilés hongrois ont trouvé refuge.

Là-bas, un autre exilé : Victor Hugo, enthousiaste et fervent admirateur de Reményi. Les carnets d’exil en témoignent à plusieurs reprises : « Reményi (…) appartient aux romantiques. Liszt a appelé Reményi  »le premier violoniste de l’Europe ». Quant à moi, (…) j’appellerais plutôt Reményi un violon qu’un violoniste (…). Reményi est un homme-violon. »

Paganini ou Reményi ? « L’un c’est le Fantastique, l’autre c’est l’Idéal ».

Ede Reményi, c’est le violoniste dont on a dit qu’il était tsigane par nature et virtuose de métier. Celui qui a envouté les spectateurs les plus blasés et émerveillé les plus belles plumes de la littérature.

L’extrait qui suit est écrit par Barbey d’Aurevilly, dans son « 19e siècle : Les oeuvres et les hommes », paru en 1886. Le passage est un peu long mais il est un témoignage intéressant. Ce qui touche Barbey, c’est l’humanité de Reményi, son âme et sa sensibilité tout autant que sa technique. Tsigane par nature et virtuose de métier…

 « Le talent de Reményi a l’infini du rêve. Je n’ai point entendu Paganini, l’homme qu’on cite toujours, l’être inouï, resté comme une mesure, dans l’esprit des hommes presque épouvanté, pour prendre la hauteur des grands artistes qui doivent venir après lui ; mais certes, Paganini lui-même n’eût pas joué d’une manière plus incroyablement saisissante ces Caprices qu’ils a inventés, et par lesquels Reményi a fini son concert de mardi soir. Un coup d’archet ou d’aile de plus était impossible. Le roi est mort : vive le roi ! Paganini est mort : vive Reményi ! C’est la même chose. C’est toujours le génie de l’exécution musicale qui continue et qui dure plus que les monarchies ! L’exécution de Reményi, ce soir-là a été de la plus merveilleuse poésie, et non pas seulement pour l’âme et les oreilles, mais pour les yeux… Le virtuose s’y est transfiguré. Il a eu une vraie beauté de passion quand, ivre du génie de Paganini et de lui-même, il a roulé, en jouant, sa tête sur la table de son violon, comme s’il avait voulu l’entr’ouvrir et l’y plonger pour lui faire prendre un bain d’harmonie ! Il y a eu son coup d’archet superbe, le coup d’archet qui semble tomber du ciel, comme la foudre, qui le fait Reményi. C’est le coup de sabre du Hongrois, c’est la signature de sa nationalité, que ce coup d’archet qui rappelle le coup de sabre d’Attila ! (….) Je n’ignore point tout ce qu’on raconte de la prodigieuse exécution de Paganini, qu’on a fini par appeler « infernale », ne sachant comment la nommer. La tournure élancée et fringante du Diable qu’avait Paganini, sa maigreur cuite au soufre, ses longs cheveux charbonnés, son nez en crochet, ses yeux en soupiraux d’enfer, s’accordaient bien à l’épithète donnée à son exécution. Paganini était le plus terrifiant des contes d’Hoffmann, venant à vous sur de longues pattes de héron… Le cordial, humain et presque joyeux Reményi n’est pas cela. Ce n’est pas un démon, mais c’est un poète, et voilà la différence entre les deux virtuoses. L’un c’est le Fantastique, l’autre c’est l’Idéal. »

Militant hongrois et virtuose tsigane, Ede Reményi a ému les salles de son jeu tout en passion et poésie. Sa rencontre avec Johannes Brahms, on peut la décrire comme l’initiation du jeune compositeur à la musique populaire hongroise ou tsigane. Elle n’est pourtant qu’un épisode parmi d’autres d’une vie longue et riche, à emporter la culture hongroise au delà de ses frontières si floues à l’époque : dans les salons mondains, les salles de spectacles et sur les partitions. Brahms et ses danses… que sans doute vous n’écouterez plus de la même façon.

L'homme violon
Ede Reményi, Source : Les proscrits, Auguste Vacquerie, Gallica, Bibliothèque Nationale de France