
Judith Jauregui est née en Espagne, à vingt kilomètres de la frontière française. Vingt kilomètres, ce n’est pas grand chose. Si peu. Ses souvenirs d’enfance se situent donc à Biarritz, Saint-Jean de Luz ou Guéthary.
Elle est la petite-fille d’un opposant à la dictature de Franco, exilé au Mexique qui, dès la fin de la guerre, ne rentre pas au pays, mais en France. Elle sera donc la fille d’une mère basque et d’un père « qui pense en français » et qui ne rentre en Espagne qu’à l’âge de quinze ans, les histoires du père en mémoire.
Il est rare de commencer le portrait d’un artiste par le menu détail de sa filiation. Nous savons pourtant l’influence de ces histoires, qui deviennent des chroniques familiales, sur la construction personnelle de chacun. Judith Jauregui est donc espagnole mais son attrait pour la culture française fait d’elle une artiste unique. Non pas qu’elle ait été, enfant, la seule à se poser sur les aires du multiculturalisme. Mais parce qu’elle le dit ainsi, avec un sourire et un accent lumineux : « J’ai cette liaison émotionnelle avec la France ».
Musique française, musique espagnole

Judith Jauregui a enregistré en direct à Vienne un disque hommage à Debussy à l’occasion de la célébration du centenaire de la mort du compositeur. « J’ai voulu créer un parcours de la musique qui a inspiré Debussy ou de la musique qui a été inspirée par Debussy. »
Ce disque merveilleux de délicatesse dépasse toutefois quelque peu cette description presque académique mais oh combien sensible. Il nous propose la Ballade n°2 S.171 de Franz Liszt, l’Andante Spianato et la Grande Polonaise Brillante Op.22 de Frédéric Chopin mais nous fait traverser, aussi, un pont imaginaire entre la France et l’Espagne. Un pont entre la musique française et la musique espagnole.
Où Manuel de Falla et Federico Mompou enlacent Claude Debussy

La traversée commence avec Manuel de Falla, grand ami de Debussy « qui depuis l’Espagne rêve de Paris et de sa vie musicale et culturelle. » Le compositeur espagnol écrivait au français : « Sans Paris, je resterai enterré à Madrid. » Il composera plus tard son Homenage « Pour le tombeau de Claude Debussy » à la demande de Henri Prunières, directeur de la Revue Musicale pour un numéro spécial dédié à la mémoire de Claude Debussy. De Falla honore ainsi la mémoire de l’ami compositeur qu’il pleure.
De son côté, Claude Debussy rêvait d’Espagne. La soirée dans Grenade, est un parfait exemple de l’engouement du maître français. Couleurs et parfums se dégagent de cette pièce subtile et sont, avec les autres pièces tirées des Estampes, l’essence même de la musique de Debussy. Autre témoin de ce lien entre la musique espagnole et la musique française, Federico Mompou et ses Jeunes filles au jardin. Judith Jauregui en parle alors avec passion. « Un compositeur que j’aime tout particulièrement. Lui, c’est le sens, la vérité, l’intimité, l’introspection tout ensemble. »
« Il y a quelque chose en nous de primitif et qui est l’émotion réelle »
Le choix du programme de ce disque n’est aucunement une espièglerie du hasard. Bien sûr, l’hommage à Claude Debussy. Bien sûr encore, le travail sur les influences. Mais chacune des pièces choisies répond, note à note, à la sensibilité de cette pianiste vive et rayonnante mais aussi sensible à l’intime et l’émotion.
J’entends fort bien les silences. Dans le silence, pendant un concert, je sens la connexion avec les gens. L’émotion partagée, celle qu’ils ressentent et celle que je leur inspire. L’émotion, c’est avec le silence qu’elle nait, pas avec le son.
judith Jauregui
Emotion. Combien de fois a-t-elle prononcé le mot lors de notre entretien ? Impossible de le dire sauf à compter. « Je considère que ma vie est bénie parce que je peux voyager et connaître le monde au travers de la musique. Je veux dire connaître le monde au travers du prisme de l’émotion. Il y a quelque chose de primitif chez nous qui est l’émotion réelle. »
Elle joue donc Debussy mais aussi Chopin et s’inspire à l’occasion du jazz latino avec Pepe Rivero. Elle travaille aussi avec le grand poète Antonio Machado et se laisse émerveiller par les autres arts, la nature et les gens. « Je suis fascinée par la nature humaine et la psychologie fait partie de mes centres d’intérêts. Et puis tous les mélanges de styles et d’arts me font grandir« .
Les épreuves aussi la font grandir. Celles qu’elle happe au vol pour en faire des accélérateurs d’apprentissage. Victime d’un grave accident de voiture en mai 2019 et blessée à la main, elle apprend à travailler mentalement, sans l’instrument. « J’ai énormément appris durant cette période de ma vie. D’abord que le plus important c’est la vie. Mais aussi que le cerveau est extraordinaire. J’ai appris le pouvoir du travail mental. » Un artiste n’apprend-il pas à gérer son stress et se forger le mental ? « On ne doit pas confondre cela avec la concentration. Oui, comme artiste, j’ai appris ce que veut dire la concentration. Mais là c’était différent. Nous sommes bien plus forts que nous l’imaginons. »
Avant de partager ensemble ces délicats ailleurs qu’elle sait si bien susciter
Voici donc rassemblé en quelques mots notre entretien de trente minutes avec cette artiste lumineuse et sensible. La délicatesse de son jeu, son sens de la nuance et de l’expression seraient injustement, car trop faiblement, exprimées avec des mots. Judith Jauregui fait partie de ces artistes qu’il est charmant de rencontrer mais oh combien plus enrichissant encore d’écouter. Que ce disque soit donc l’occasion d’une rencontre pour le public français avec elle, avant de partager ensemble le silence des concerts qui nous emmènent dans ces délicats ailleurs qu’elle sait si bien susciter.
Quelques extraits du disque « Pour le tombeau… »

Judith Jauregui interprète Les jeunes filles au jardin de Federico Mompou
Pour consulter le site internet de l’artiste
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