
Cosmos, c’est le disque d’une artiste qui aime questionner le monde. Le disque d’une humaniste, à la fois virtuose du piano et poète, pour qui l’essence des arts réside dans le dialogue. Et pour qui le corollaire indispensable du beau, c’est l’humain.
Shani Diluka a choisi, en cette année Beethoven, de faire dialoguer deux sonates de Beethoven avec les Ragas indiens. Ce disque, publié chez Warner, n’est pas original. Il est bien mieux et bien plus. Il est un appel au dialogue, avec pour guide un certain Beethoven qui découvrait, en 1816, la culture indienne.
Un Beethoven philosophe, curieux de l’Inde
1816, paraissent en Allemagne une traduction des Upanishads. La lecture de ces textes indiens ancestraux par Schopenhauer, Goethe et les poètes romantiques allemands irradie et imprègne la pensée d’alors. Beethoven, quant à lui, s’est tout de suite procuré ces traductions. Pour Shani Diluka, « Cette découverte a été un choc. Se dire que Beethoven pouvait s’intéresser à la culture indienne, à cette époque là ! Il est très touchant de voir que l’Orient, et donc l’étranger, était alors une inspiration pour une manière nouvelle de penser. Cette ouverture d’esprit m’a réellement émue car avant même d’être compositeur, Beethoven était un grand humaniste. Cela même dont nous avons tant besoin aujourd’hui. »
La musique, c’est encore plus beau que tous les discours. Pour moi, chaque projet de disque a un sens profond.
Shani Diluka, Février 2020
Soleil, Ether, Brahma..
En 1926, le musicologue J.S Shedlock authentifie des documents rédigés de la main de Beethoven. Recopiés par le compositeur à la main, des textes mystiques indiens (une prière brahmanique et un hymne). Trois mots sont soulignés, mis en valeur : Soleil, Ether, Brahma. Trois mots comme une invitation à entrer dans le monde de Beethoven d’une manière tout à fait inédite. « Ces trois mots sont essentiels. On ne connait pas assez Beethoven dans sa dimension philosophique. En lisant le dernier livre de Nathalie Krafft par exemple, on se rend compte qu’il s’intéressait à la mythologie grecque, à la cosmologie, à la logique kantienne, sans oublier Shakespeare. Je pense qu’il était quelqu’un qui s’est posé, de façon fondamentale, beaucoup de questions d’ordre philosophique pour trouver un sens à sa vie. »
C’est que Beethoven est souvent dépeint comme un personnage. Fermé, austère, amoureux de la nature. Shani Diluka complète l’image. « Bien sûr, il y a la nature chez lui. Elle est très présente mais on entend dans les dernières sonates et les derniers quatuors une sorte de connexion avec l’au-delà et le divin. Quand j’ai découvert ces écrits, je me suis rendue compte que Beethoven cherchait le sens au-delà de sa vie personnelle. Il cherchait le sens de l’humanité. »
L’artiste passerait-elle un message ? « Il est triste de voir chaque jour la haine, la méfiance et la peur de l’autre gagner du terrain. Avec ces textes, on réalise qu’il y a 250 ans, on pensait l’étranger comme un enrichissement. Car on peut toujours apprendre de l’autre. Je suis émue. Si en écoutant ce disque Cosmos, on peut se souvenir de cette capacité de l’homme à aimer l’autre, même s’il est différent, alors j’aurai atteint mon but premier. »


Cosmos met en exergue la pensée de Beethoven
Shani Diluka a choisi d’interpréter la Sonate Au Clair de Lune ainsi que l’Appassionata. Ces deux chefs-d’oeuvre du répertoire sont entourés de ragas indiens interprétés par Mehboob Nadeem (Sitar) et Mitel Purohit (Tabla). Si les deux sonates n’ont pas été composées à la suite de la lecture par Beethoven des textes indiens, leur symbolique justifie toutefois le rapprochement opéré au disque.
« Ce qui m’intéressait, c’était de mettre en exergue la pensée de Beethoven et son parcours intérieur mis en relation avec l’esprit des ragas. Prenons la construction d’un raga. Au départ, quelques notes symbolisent l’âme et voyagent. Ces notes se transforment tout au long du raga. Ainsi, la sitar des premières notes s’amplifie au fur et à mesure d’une rythmique avec les tablas. La forme du raga est finalement assez similaire à celle de la sonate. »
L’appassionata : De la douleur à la lumière
Les deux sonates choisies pour ce disque sont symboliques. « L’appassionata a été écrite après le testament d’Heiligenstadt, à un moment où Beethoven fait face à sa propre mort. Je trouve que cette sonate symbolise le chemin qui amène l’homme à l’au-delà (qui n’est pas nécessairement divin). Je pense en particulier au mouvement lent de la sonate : on commence dans la partie basse du piano et puis, à chaque variation, on va gravir les étapes, jusqu’au sommet de la montage, là où on touche les étoiles. Avant de retomber dans les abimes encore plus profondes du dernier mouvement. Ce qui m’intéresse, c’est cette lutte qui est celle de tous les hommes : venir avec cette fragilité et cette douleur toute humaines pour arriver à la lumière. »
Clair de Lune : la nature, la lumière, la mort
Quant à la Sonate Clair de Lune… « Prenons les trois premières notes : Sol Do Mi. Chez Beethoven, la symbolique des intervalles est très importante. Le Sol Do est une quarte juste (un intervalle juste qui pourrait être rattaché au divin). Le Do Mi est une tierce mineur. (La tierce, c’est celle qui donne l’humeur). Ce Sol Do Mi est ascendant. On va vers le ciel. Avec ces trois notes, il y a cette relation avec l’homme et le divin. Et puis, c’est un triolet et donc une symbolique du chiffre trois. La trinité vous savez… Et le rythme ternaire, c’est une question qu’on pose ».
Shani Diluka va plus loin encore. « Ces trois premières notes du premier mouvement sont les mêmes premières notes du dernier mouvement. C’est la rage et la colère qui sont développées. Si on joue au ralenti ce dernier mouvement, on se rend compte que ce sont exactement les mêmes notes à la main droite. Il est donc merveilleux de voir comment Beethoven construit organiquement sa sonate, d’autant qu’il y a aussi l’histoire du Clair de Lune et de la question du rapport à la nature, même si ce titre n’était pas celui choisi par Beethoven. On pense alors aux ragas du soir et du matin ou aux ragas liés aux saisons. »

Ce qu’il y a entre les notes
Au moment où Beethoven écrit cette sonate Clair de Lune, il se sait définitivement sourd. Sa détresse est à l’image de cette page de sa musique. Immense. « Oui. Plutôt que de Clair de Lune, on parle de marche funèbre et je crois que le rapport de la mort et de la lumière, on le retrouve aussi très fortement dans cette sonate. Il est très intéressant de voir comment il transcende sa douleur. Pris au piège de la surdité, il développe une imagination sonore inégalée. Par exemple, en introduisant de longues longues pédales au piano, de longues résonances avec des harmonies très riches. Aucun compositeur n’est allé aussi loin dans le jeu de la pédale, à tel point qu’il a travaillé avec un facteur de pianos à cinq pédales pour pouvoir trouver le plus de vibrations possibles. »
Shani fait alors le lien avec la cithare. « Dans la cithare, on entend aussi toutes ces résonances. Les cordes rentrent en sympathie et créent des harmoniques. Ainsi, il me semble que quand on met la pédale dans les oeuvres de Beethoven, on peut trouver le même monde sonore et spirituel que dans les sons de la cithare.«
Cosmos : Deux grandes musiques se rencontrent

Fusion n’est pas le bon mot. Cosmos est une invitation au dialogue universel, un disque où deux grandes traditions musicales se rencontrent. « Ce qui est très beau, c’est d’entendre la souffrance et les déchirements de Beethoven comme apaisés au son des ragas qui sont une méditation. Comme si les ragas se mettaient dans une sorte de disposition à entendre toutes les facettes de Beethoven, aussi bien le désespoir, que la beauté, le déchirement, la souffrance et l’apaisement. »
Les fils invisibles tressés par les ragas
Pour apprécier pleinement ce disque Cosmos, il faut comprendre le fonctionnement des ragas. Shani Diluka, maître de musique indienne le temps d’une interview, nous permet de mieux percevoir le sens induit.
« Les ragas sont des formes ancestrales de la musique indienne. Les noms, qu’on retrouve sur le disque, existent depuis toujours. Le raga est composé de deux parties : le Alaap et le Gat. Le Alapp est l’introduction mélancolique des premières notes et représente l’âme humaine. Il est joué à la cithare. Il y a ensuite le Gat joué par les tablas : ici c’est l’intensité, le discours qui se développe. »
Nous l’interrogeons également sur les noms Jaunpuri, Darbari… « Il y a plusieurs modèles de gammes. Ces noms, ce sont les gammes. Elles existent depuis toujours. C’est à partir d’elles que le cithariste développe et compose un voyage. Il faut enfin savoir que chaque Raag est identifié et correspond à une idée. Par exemple, Darbari fait référence au moment où les rois attendaient le peuple qui venait se présenter et discuter. Dans le menuet du Clair de Lune, on a le menuet qui est une danse de cour, puis vient, dans la partie du trio, une danse paysanne. Beethoven arrive, en une page, à faire se rencontrer la noblesse et le peuple. Vous voyez pourquoi, dans Cosmos, ce moment de la sonate est appuyé par le Raag Darbari. »
Restent les ragas du crépuscule ou du coucher du soleil. Et ces sonates qu’on écoute, comme traversées d’une nouvelle lumière, sans jamais être perverties ou détournées de leur nature profonde.
Cosmos est un disque profond qui nous élève
Cosmos est un disque qui interpelle, au bon sens du terme. Avec les fils qu’il tisse entre deux grandes traditions musicales sans jamais céder à la facilité de la fusion entre elles, ce disque pose la question de la place de l’homme au sein d’un univers si vaste que la seule tentation du conflit entre les cultures en devient obsolète et vaine. Shani Diluka perpétue la tradition de ces grands interprètes qui lisent la musique comme un texte de sagesse, posant ainsi une pierre personnelle sur le chemin de ceux qui ont pour religion la profondeur et l’exigence au service de l’humanité.

Shani Diluka précédemment sur Gang Flow
En savoir davantage sur Shani Diluka. Son site officiel : https://www.shanidiluka.com/
Toutes les photographies et vidéos de cette publication sont sous copyright Warner.
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