Numa Bischof Ullmann : La peur c’est dangereux

Numa Bischof Ullmann

Numa Bischof Ullmann occupe le poste de directeur artistique et exécutif du Luzerner Sinfonieorchester. Cet orchestre suisse à la renommée internationale éblouissante a été fondé en 1805, donnant ses premières représentations dès 1806. Depuis, le succès n’a cessé d’accompagner cet orchestre bi-centenaire. Mais qu’est-ce que le succès pour un orchestre symphonique ? Dans quel état d’esprit Numa Bischof Ullmann mène-t-il ses projets et dirige-t-il ses équipes ? L’histoire d’un professionnel passionné qui porte au plus profond de lui, depuis l’adolescence, la volonté permanente de rendre l’impossible possible.

Une décision de vie prise et basée sur la logique des passions

Le jeune Numa Bischof Ullmann étudiait le violoncelle et voyageait. Se rendre dans les grandes villes pour écouter de grands artistes avait raison de sa bourse d’étudiant. Mais pas de sa volonté à écouter les plus grands, et encore moins de sa capacité d’invention. « J’ai étudié le piano, le clavecin et le théâtre. J’ai appris le violoncelle aussi mais tardivement. En tout cas, trop tard en comparaison de mes camarades et donc de la concurrence qui avait commencé dix ans plus tôt. Je me suis alors demandé pourquoi il me faudrait être triste. La tristesse, ce n’est ni drôle ni sage. Alors, j’ai décidé que ma passion serait de rendre possible des rêves musicaux. »

Il ne s’est pas réveillé un jour en se disant qu’il deviendrait le directeur artistique d’un orchestre symphonique. Ni même qu’il organiserait des concerts parce qu’il avait souffert de leur rareté. Mais la passion pour la musique, et ce rêve de faire éclore des projets musicaux a conduit le jeune homme à étudier l’économie et la gestion. « Je n’ai pas fait ces études en me disant que faire un peu d’économie, c’est toujours utile mais parce que j’avais cette vision, cette obsession. Il s’agissait donc d’une décision de vie prise et basée sur la logique des passions et des expériences que j’avais faites. »

Numa Bischof Ullmann parle le français, l’italien, l’allemand et l’anglais. Après avoir étudié la musicologie et le violoncelle à Bâle et à Zurich, il obtient son diplôme de l’école de commerce de la HWV Basel. Et le voici, quelques années plus tard, à organiser lui-même des concerts. Le jeune homme, passionné et convaincu, a donc fait d’une expérience de jeunesse, une ambition de vie. D’une approche peu conventionnelle de son avenir, il s’est inventé un métier à la mesure de ses rêves.

Luzerner Sinfonieorchester

Numa Bischof Ullmann, directeur et entrepreneur

Numa Bischof Ullmann a été nommé directeur exécutif et artistique du Luzerner Sinfonieorchester en 2004. Voici donc seize années passées au service d’une même institution. Seize années de fidélité, malgré les nombreuses sollicitations. Autant de temps passé à observer les principes mûris dans la jeunesse et développés avec l’expérience. Comment ce directeur envisage-t-il son métier ? La réponse est limpide. « Je suis dans l’état d’esprit d’un entrepreneur et pas d’un administrateur. Il y a là une énorme différence car cette mentalité d’entrepreneur s’accompagne d’un sens très fort de l’innovation et de la recherche du succès. Je ne gère pas, je développe. Bien entendu, il y a des questions de gestion et d’administration. Mais je me vois, au premier chef, comme un entrepreneur. La différence réside dans le fait que je ne suis pas à la tête d’une entreprise qui produit des voitures ou des biens, mais des concerts symphoniques. »

Entrepreneur à la tête d’une entreprise qui produit des concerts symphoniques… Aucun doute. L’expression est plus éloquente que le titre de directeur artistique. Le tout sous-tendu par la passion et la conviction.

Succès financier, succès artistique

« D’une certaine façon, nous devons trouver le succès parce qu’à défaut, nous n’existerions plus. » Le Luzerner Sinfonieorchester est financé en très grande partie grâce à des fonds de source privée, presque autant qu’un orchestre américain. Numa Bischof Ullmann avance cet argument pour justifier l’exigence mais le succès n’est pas réduit à sa seule acceptation financière.

« Je fais la distinction entre le succès financier et le succès artistique, et cela pour maintenir l’entreprise en vie. Ainsi, au sein de notre institution, nous prenons beaucoup de risques quand nous prenons très clairement la décision d’expérimenter parce que le danger serait de ne faire que des choses qui apportent le maximum de succès du point de vue financier. C’est donc sous ma responsabilité et en fonction de critères multiples et strictes que nous pouvons envisager un projet risqué du point de vue financier si nous avons de bonnes raisons de le mener tout de même. »

Est-ce à dire que l’échec ne pourrait être envisageable ? « L’échec n’est pas accepté. Tout simplement. On doit accepter l’échec de temps en temps, parce qu’on prend des risques et que cela fait partie du jeu, mais la plupart du temps, on n’accepte pas l’échec car la réponse négative n’existe pas dans la pensée. Derrière cela, il y a la volonté de rendre l’impossible possible. »

Aider l’artiste à se développer

Nous continuons notre conversation avec un exemple qui nous amène à envisager un second aspect des choses. L’exemple pris est éclairant. « En France, proposer la musique de Camille Saint-Saëns peut être considéré comme quelque chose de non risqué. Dans le monde alémanique, c’est autre chose parce que ce compositeur n’est malheureusement pas très connu. Avec Beethoven, Schumann, Brahms ou Tchaikovski, il est très facile de remplir une salle. Toutefois, et malgré cette réalité, je me permets de monter un festival consacré exclusivement à la beauté de la musique de Camille Saint-Saëns ».

Il s’agit d’un cycle des cinq concertos de Camille Saint-Saëns. « Ce projet pose un autre grand défi : trouver des solistes de très haut niveau capables ou acceptant de monter tout le cycle. Comme vous le savez, les organisateurs conduisent les solistes à présenter toujours les mêmes programmes. Pour Saint-Saëns, on joue souvent le deuxième ou le cinquième concerto. Alors trouver des pianistes qui veuillent bien apprendre les autres concertos alors qu’ils n’auront peut-être pas l’occasion de les rejouer ailleurs, c’est un défi. Mais c’est aussi quelque chose de très important pour nous car nous considérons que nous devons aider l’artiste individuel à se développer et agrandir son répertoire. »

L’excellence, sans limite

Luzerner Sinfonieorchester

Proposer aux artistes de monter les concertos moins courus de Camille Saint-Saëns en Suisse alémanique, c’est, selon Numa Bischof Ullmann prendre un risque, tout en contribuant à la richesse de la vie musicale. Du point de vue financier, le risque est prononcé et par conséquent, l’obligation envers les mécènes auxquels on demande une contribution est de résultat et non de moyens.

« Nous avons ceci de commun avec les mécènes que nous avons la volonté de parvenir à l’excellence, sans limites. Nous faisons tout pour réussir. Et par ailleurs, du point de vue du contenu, nous devons faire des choses extraordinaires. Nous ne pouvons pas nous répéter ni mener de projets quelconques que tout le monde a déjà fait. Notre approche (entrepreneuriale) est alors de voir comment on trouve notre public, ce qu’on peut lui proposer et comment lui présente. Un peu comme en Italie dans les restaurants. On suit le conseil du chef parce qu’on se dit qu’il a de bonnes raisons de nous proposer tel ou tel plat. La passion, c’est la clé. Il faut proposer les choses avec passion, et en étant persuasif. On ne doit pas être timide quand on propose quelque chose. Et la peur, c’est dangereux quand on propose des projets artistiques. On doit être convaincu, sans manquer bien sûr d’une attitude très critique, vis-à-vis de ce qu’on fait. »

Le monde symphonique, c’est une question de génération

Nommé en 2004 à la tête du Luzerner Sinfonieorchester, Numa Bischof Ullmann évoque avec une admiration touchante le potentiel immense de l’institution qu’il dirige. « Cette institution a un potentiel énorme, presque illimité. C’est pour cela que je lui suis fidèle. Je crois au pouvoir de la fidélité. Car pour changer et développer des choses, on a besoin de beaucoup de temps. Très souvent, dans le monde de l’art, et surtout dans le monde symphonique, c’est une question de génération. »

Entrepreneur et pas administrateur. Nous y revoici donc. La vision est à long terme pour que le résultat soit ancré et solide. Numa Bischof Ullmann évoque alors la question très souvent rebattue du public vieillissant. « Très souvent, on se plaint qu’il n’y ait pas de jeunes dans le public. On commence alors à faire de l’activisme, on crée des projets avec du pop etc. Selon moi, c’est dangereux. Il faut travailler en ayant à l’esprit la génération dans sa totalité. Il faut parler avec les grands-parents, les parents, les amis des parents et les professeurs pour que l’école fasse de la musique classique une priorité. C’est seulement à ce prix qu’on obtiendra un résultat solide. »

Echanger avec Numa Bischof Ullmann, c’est entendre un point de vue tout à fait enthousiasmant sur l’avenir possible de la musique classique dans nos salles de concert. Etre déterminé à communiquer une passion, à faire découvrir aux plus jeunes et aux moins avertis la magie d’un concert, faire la juste part entre le risque financier et le risque artistique. En bref, vouloir, se battre pour, et croire au travail de longue haleine et sur le long terme. Nous le remercions chaleureusement de cet entretien riche et passionnant.

Les photos du Luzerner Sinfonieorchester publiés ici ont été prises par Vera Hartmann.

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