
Inoubliables Années de Pèlerinage. La pianiste Suzana Bartal le sait. « Il y a des projets, inoubliables, qui nous poursuivent pendant toute une carrière. » Il est aussi certaines oeuvres qui, après avoir hanté leur créateur tout au long d’une vie, révèlent à chacun l’existence de bien des mondes au pouvoir poétique insoupçonné. Compositeur, interprète et public se retrouvent alors, unis et frappés de leur puissance.
Les Années de Pèlerinage, de l’amour à l’Art, de l’Art à la sérénité
Les Années de Pèlerinage sont un corpus unique du répertoire pianistique, pourtant extrêmement vaste. Immense cycle de trois recueils, composé entre 1835 et 1881, il est la manifestation éclatante de l’état d’esprit du compositeur. Engagé dans une quête intellectuelle permanente, Liszt vit intensément, à la ville et à l’art, une recherche de l’absolu unique. L’oeuvre, intensément poétique dans les deux premiers volumes qui évoquent la Suisse puis l’Italie, accompagne l’évolution de son auteur jusqu’aux expressions empreintes de mysticisme du dernier recueil.
Dans ses Pensées intempestives (publié par Nicolas Dufetel, In Tout le ciel en musique), Liszt écrit : « Deux pôles. Deux désespoirs dans ma vie. L’amour et l’Art.« La majuscule est à l’Art, mais pas à l’amour. Comme si le pôle était tout de même, malgré tout, davantage à l’Art qu’à l’amour. Et que le désespoir amoureux, véridique et cruellement ressenti, n’était au fond que coquetterie chez l’artiste immense qu’il fût. Les Années de Pèlerinage marquent cette évolution de Liszt.
Les deux premiers volumes, souvent inspirés de la littérature, mais empreints des voyages faits en Suisse et en Italie avec Marie d’Agoult, trahissent un culte du beau et de l’amour conjugués. Par contraste, le troisième volume laisse découvrir un autre visage du génie de Liszt. Retiré du monde, il écrit des pièces au caractère religieux marqué, prises entre une sorte d’austérité contemplative et une théâtralité mystique. Ce qu’il exprime aussi à l’écrit. « La vie terrestre n’est qu’une maladie de l’âme, une excitation que les passions entretiennent ! L’état naturel de l’âme, c’est la quiétude ! » (In Tout le ciel en musique, par Nicolas Dufetel.)
Je sens une telle connexion avec Les Années de Pèlerinage que j’ai envie de vivre avec.
Suzana Bartal
La quête immense de l’interprète

Immense est le travail de l’interprète des Années de Pèlerinage. Suzana Bartal est l’une des rares artistes à s’être engagée dans une aventure aussi immense que celle d’enregistrer le cycle dans son intégralité.
Rien n’a été pensé au hasard
Un seul compositeur mais une oeuvre qui l’accompagne tout au long de sa vie. Certaines pièces, par ailleurs, pourtant écrites à la même époque, expriment bien des choses différentes. Les Années de Pèlerinage sont à ce point multiples, sans être polymorphes, que l’interprète est confronté à un défi de taille. « J’ai vraiment voulu définir le caractère de chaque pièce, pour voir ensuite comment s’inséraient et se succédaient les pièces dans le cadre de chaque volume. Il est, en effet, certain que la place de chacune n’a pas été décidée au hasard, comme rien chez Liszt d’ailleurs. »
Suzana prend un exemple. « Le volume Suisse se termine avec « Les cloches de Genève », presque dans un retour au silence. Ceci est tout à fait unique et particulier. Liszt n’a pas voulu finir dans le fracas, certainement pas. Or, la fin du cycle complet se fait avec « Sursum corda » qui est un grand hymne où on ouvre nos coeurs, dans un élan de mysticisme. Il faut se souvenir que les pièces n’ont pas été écrites dans l’ordre dans lequel elles figurent dans le cycle, et cela est encore plus vrai pour le troisième volume. A nous donc de faire un travail de caractérisation de chaque pièce, volume par volume, puis de les enchaîner et de faire ce voyage avec Liszt. »
Un cycle unique qui reste une unité
Jouer les Années de Pèlerinage en intégrale, cela a un sens. Nous sommes, en effet, au-delà du tour du force. Bien sûr, l’effort de mémorisation qui s’est imposé à l’artiste impressionne. Trois heures de musique, qu’elle joue en une seule soirée lorsqu’il s’agit de rencontrer le public. Mais non. Le tour de force réside dans quelque chose de bien plus subtile, qui consiste à redonner à chaque pièce l’exacte mesure de son expression.


Suzana Bartal prend l’exemple des « Jeux d’eaux à la Villa d’Este ». Cette pièce appartient au troisième volume. Elle est la seule à rester virtuose et garder encore quelques liens avec le style des deux premiers volumes. « Je connais cette pièce depuis l’enfance et l’époque des concours. En l’écoutant, on sent quelque chose de raffiné, de délicat grâce à la représentation de l’eau. Bien sûr. Mais, quand on ouvre la partition, on lit la citation de Saint Jean-Baptiste. La filiation mystique devient plus évidente. Et c’est seulement une fois qu’on a joué tout le troisième volume que la lumière de cette pièce apparaît. Le génie de Liszt, c’est cela. C’est à la fois quelque chose de descriptif car l’eau n’a jamais été exprimée de cette manière au piano et quelque chose de mystique qui n’apparaît que lorsqu’on joue toutes les pièces, celles qui précèdent et celles qui suivent. »
Faire évoluer son rapport à l’oeuvre
Nous continuons notre échange avec Suzana Bartal. « Les jeux d’eaux de la Villa d’Este » restent donc étonnamment virtuoses… « Paradoxalement, ce caractère virtuose est à la fois plus exigeant encore et plus libre, au sens où il est plus profond. La pièce qui suit, c’est « Sunt lacrymae rerum », l’une des pièces les plus sombres. Quant aux « Cyprès de la Villa d’Este, ce sont des pièces magnifiques mais ce sont des thrénodies. Clairement, ce ne sont pas « Venezia e Napoli ». Et clairement, on ne va pas au bal après les avoir écoutées. (Elle rit). A chaque fois que je joue le cycle en entier, quand j’arrive à cette pièce des Jeux d’eaux à la Villa d’Este, il y a donc une sorte de lumière et de lâcher prise très tourné vers le mysticisme ». Et l’interprète d’ajouter que désormais, son rapport aux Années de Pèlerinage est profondément modifié.
Des mises en perspective bénéfiques
Suzana Bartal a travaillé le cycle des Années de Pélerinage pendant trois ans, de façon régulière et jusqu’à l’enregistrement. Ce travail n’a toutefois pas été exclusif du reste du répertoire. Une autre manière de se rapprocher encore de l’oeuvre. « Le fait de s’éloigner pendant un moment puis de revenir, cela fait mûrir les choses. J’ai, par exemple, interprété plusieurs sonates de Beethoven l’année dernière. J’ai découvert certains liens avec Liszt eu égard à la technique pianistique. Liszt a, en effet, façonné à sa manière certains éléments et les a rendus plus virtuoses. C’était intéressant, d’autant que Carl Czerny était son professeur et lui-même élève de Beethoven. Dans l’histoire de la musique, il est évident qu’il y a une filiation. »
Beaucoup plus éloigné le concerto n°2 pour piano de Brahms. Et pourtant… « Un autre projet monumental, et très intéressant. Bien sûr, les deux musiques sont très différentes. On se rend compte à quel point elles sont différentes, pianistiquement et émotionnellement parlant. En fait, cela met les choses en perspective et permet de se rapprocher de Liszt, une fois qu’on y revient. » Une vie d’interprète se mène comme on le ferait d’une quête permanente.
Voilà donc une oeuvre monumentale, inoubliable à bien des égards. L’artiste vivra avec elle, sans doute très longtemps. Et le public, grâce à cet enregistrement splendide, prend toute la mesure de ce que, parfois, une vie dédiée à la musique implique. Liszt a montré le chemin en proposant une vision du monde mêlée de littérature, de beauté et d’amour avant que de se tourner vers la sérénité attendue et trouvée dans le mysticisme. Suzana Bartal, tour à tour lumineuse, passionnée ou contemplative, est capable de toutes les poésies. Inoubliable artiste en ces mémorables Années de Pèlerinage publiées chez Naïve.
Quelques extraits

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