Nicolaï Miaskovsky : Une rencontre, d’une âme à l’autre

Nicolai Miaskovsky

Nicolaï Miaskovsky et Lydia Jardon se sont trouvés, il y a quelques dix années. Entre le compositeur russe maudit, décédé en 1950, et l’interprète française de ses sonates pour piano, un coup de foudre. Une « rencontre d’âme à âme », comme elle le dit avec tant de force. Voici donc l’histoire de cette rencontre aux origines d’un disque bouleversant, publié au label AR RE-SE.

Nicolaï Miaskovsky, le maudit

Nicoläi Miaskovsky, fils d’un général de l’armée du Tsar, est né en 1881. Entré au Conservatoire de Saint-Pétersbourg à l’âge de 25 ans, il est l’ami de Prokofiev. Ensemble, ils explorent Debussy, Ravel, Stravinsky ou Schoenberg. La guerre qu’il expérimente en tant qu’officier du Génie le traumatise. Les soubresauts de l’histoire l’emportent ensuite. Passé de l’armée impériale au pouvoir bolchévique par patriotisme plutôt que par conviction, voilà une autre vie, tourmentée, qui continue désormais.

Compositeur, nommé professeur au Conservatoire de Moscou en 1919 (ou 1921 selon les sources), il regarde une nouvelle société naître et se nourrir des temps nouveaux. Une société plus juste et plus libre ? Chimères. Bientôt Staline arrive au pouvoir, et le totalitarisme emporte la vie de tous. En 1948, le Ministre de la police et de la culture, Jdanov, persécute les compositeurs soviétiques de l’avant-garde. Chostakovitch, Prokofiev et Miaskovsky et bien d’autres sont accusés de formalisme. Un mot tout à fait neutre pour désigner le « petit-bourgeois » et « l’anti-peuple ». L’accusation est très grave. Elle fait régner l’angoisse, au gré de la délation infâme et des tourments que provoquent, en chacun, la peur de l’arrestation. Mais Nicolaï Miaskovsky refuse de faire son autocritique et de participer aux séances d’humiliation publique. Assigné à résidence, ou presque, et broyé par le système, il meurt en 1950. Ses oeuvres retirées de toutes les bibliothèques.

Lydia Jardon et les sonates de Nicolaï Miaskovsky

Lydia Jardon

2009, l’histoire continue en France. Lydia Jardon mûrit un nouveau projet. « Je cherchais un compositeur qui me nourrisse du point de vue émotionnel. Je n’ai pas été déçue de la découverte. Pourquoi ce coup de foudre inimaginable ? Quand on déchiffre, quand on commence à travailler l’oeuvre d’un compositeur, on entre en collision frontale avec son âme. Et cela même sans connaître sa vie. L’interprète devient capable d’établir un scanner psychologique du compositeur ».

Le seul intérêt d’enregistrer des disques, c’est d’exhumer les silences de l’histoire.

Lydia Jardon, avril 2020.

L’interprète, comme un médium, est capable de faire ressortir la somme de toutes les énergies exprimées. Quelles sont donc celles présentes dans la musique de Miaskovsky ? Lydia Jardon s’enflamme. « Chez lui, c’est de la détresse intérieure, de la colère, de la désespérance et de la tendresse en même temps. Sa musique est le paroxysme de tout cela. A la russe! »

Les 9 sonates écrites par Nicolaï Miaskovsky forment un pan méconnu de la littérature de piano russe du XXème siècle. Après avoir enregistré en 2009 les sonates 2, 3 et 4 qu’elle qualifie de « trilogie de la colère intérieure« , Lydia Jardon propose, en cette année 2020, les sonates 1, 5 et 9 tandis qu’un dernier opus est prévu en 2023. Les sonates 1 op.6 et 5 op.64, réalisations de jeunesse, sont très empreintes des influences romantiques. La sonate n°9 op.84, écrite en 1949, un an avant la mort du compositeur est troublante. « Sonate crépusculaire » selon le mot de Guy Sacre, « elle est presque testamentaire » dit Lydia Jardon. L’évolution du style est éloquente. Une vie sombre a passé…

Une distorsion entre l’être et le discours

Lydia Jardon

« Un pianisme complètement extravagant, complètement éclaté, complètement démesuré. Démesuré est bien le mot ! Et quand vous avez une telle prolixité d’écriture, l’interprète doit raconter l’histoire, rendre les choses extrêmement lisibles et compréhensibles. Il me semble qu’il est jouissif, pour l’interprète, de rendre claires les choses d’apparence touffue, de rendre le discours clair et de s’approprier, de transcender la virtuosité. Seule une fluidité très compréhensible et naturelle doit rester, comme si vous-mêmes aviez composé l’oeuvre. Mais pour arriver à cela, la période d’incubation doit être longue. » (Lydia Jardon)

La musique de Nicolaï Miaskovsky longe l’histoire. Du passionnant livret écrit par Richard Prieur, on retient une attention minutieuse au contraste entre l’être tourmenté du compositeur et le discours que le système communiste lui impose. « Pour toute cette époque, un critique a pu écrire : « Tout se passe comme si Miaskovsky avait compris que sa tranquillité dépendait de la dissimulation de toute forme de positions », mais ce n’est qu’une image. Qu’en est-il d’un créateur contraint de montrer au grand jour un profil qui n’est pas le sien ? Tout comme Miaskovsky, Chostakovitch vit le supplice de faire dire à sa musique l’inverse de ce qu’elle exprime…. Prenant l’exemple de sa 5ème symphonie, André Lischke parle « d’enfer de la dualité ». Sa violence donne la sensation d’entendre quelqu’un qui se fait taper sur le crâne, et qui doit ensuite crier : vive le régime soviétique. » (In livret du disque Sonates 1,5 et 9)

Et entre eux, la ferveur

De ce compositeur extraordinaire, Lydia Jardon parle avec passion. « C’est un monument ! Il y a des compositeurs maudits, oubliés par l’histoire. Selon moi, le seul intérêt à enregistrer des disques, c’est d’exhumer les silences de l’histoire. » Dix ans après un premier enregistrement, la pianiste revient à Nicolaï Miaskovsky. « C’était plus fort que tout. Il fallait que je continue ce cycle des sonates. Je suis revenue à lui parce qu’il m’a constamment habitée et que j’ai pris le temps d’écouter toutes ses symphonies. Toutes ! Vraiment toutes ! Et la sonate pour violoncelle et piano est magistrale. Je devais donc aller au bout de ce travail. »

Lydia Jardon cite alors ce passage des Nourritures Terrestres d’André Gide, lu et appris à l’âge de seize ans : « Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur. Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquilité. Je ne souhaite pas d’autre repos que celui du sommeil de la mort. J’ai peur que tout désir, toute énergie que je n’aurai pas satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me tourmentent. J’espère, après avoir exprimé sur cette terre tout ce qui attendait en moi, satisfait, mourir complètement désespéré. » L’artiste avoue alors avoir fait de ce passage son chemin de vie. « Quand je rencontre un compositeur tel que Miaskovsky, qui baigne dans une souffrance absolue, mélangée de moments extrêmement tendres, et mêlée d’un caractère recueilli et presque religieux parfois, je suis heureuse. J’ai trouvé la raison même d’aller jusqu’au bout de cette intégrale. »

Un disque bouleversant

Tout est là. La vérité qu’on exhume. Le répit qui vient enfin réparer les grossièretés de l’Histoire. La passion entre un artiste et un autre artiste qui se sont rencontrés malgré le temps qui les sépare. Et un piano qu’on écoute en se disant que, grâce à cette pianiste incroyablement habitée, nous entendons le compositeur murmurer à notre oreille son moi intime.

Ce disque est d’une beauté troublante.



Pour découvrir le site internet de Lydia Jardon ainsi que son école de piano, cliquez ci-dessous sur le bouton de votre choix.


Les photos de cette publication ont été prises par A. De Leal.


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