
Ecrire le temps. Un titre évocateur et mystérieux qui nous emmène loin dans le questionnement et la rêverie. Un disque espéré et pensé par un musicien poursuivi par la question du temps et qui rêve de faire le trajet transsibérien. « Etre dans un train avec un temps immobile, tout en étant très mobile. Une immobilité en mouvement. » Nicolas Bucher, directeur général du Centre de Musique Baroque de Versailles et organiste rit en évoquant ce rêve. Nul doute. Ecrire le temps est un disque personnel. Il est aussi le témoin d’un travail musicologique et artistique de premier ordre. Il est enfin, pour celui qui l’écoutera, une source de bien-être immense.
Ecrire le temps : Nicolas de Grigny et Nicolas Lebègue réunis
Le double disque de Nicolas Bucher et l’Ensemble Gilles Binchois réunit le Livre d’orgue de Nicolas de Grigny, alterné avec un plain-chant inspiré de Nivers et quatre motets de Nicolas Lebègue.
Fascinant Nicolas de Grigny qui a livré au dix-septième siècle de monumentales pages de musique alors même qu’on ne sait presque rien de lui. Nicolas Bucher le rappelle. « Grigny est un personnage complètement mystérieux. Tout ce qu’on sait de lui, je l’ai écrit dans le livret du disque. Donc on ne sait rien de lui. On sait son état civil, le nombre de ses enfants, à quelle date il est devenu organiste à Saint-Denis, à quelle date il était organiste à Reims. On dispose aussi d’une occurrence dans le Mercure. » Voilà donc un personnage qui n’existe pas. « Un jeune musicien en 1690… Il a écouté Charpentier à la Sainte Chapelle, il va écouter Couperin à Saint Gervais. Couperin a quasiment le même âge que lui. Mais Couperin fait partie d’une dynastie et c’est là la différence ! »
Nicolas Lebègue était le maître de Nicolas de Grigny, à tout le moins. Quand à l’âge de soixante-dix ans, il accueille chez lui le jeune Grigny, sa notoriété est grande. Compositeur reconnu, professeur, claveciniste célèbre et « organiste du Roy », « il partage la tribune royale avec Thomelin, Buterne et son ami Nivers, dont il fut le témoin de mariage. » Maître et professeur déclarent vivre rue Simon Le Franc à Paris. L’élève se marie puis rentre à Reims pour occuper le poste d’organiste de la cathédrale. Et le vieux Lebègue meurt en 1702, quelques mois seulement avant Nicolas de Grigny, âgé de 31 ans. Des destins mêlés, d’amitié et de musique.
La musique écrit le temps. C’est fondamental. Un compositeur, cela grave du temps et un interprète, cela joue avec du temps.
Nicolas Bucher. Avril 2020.
Ils se jouent du temps en virtuoses

Comme beaucoup de musiciens, Nicolas Bucher n’écoute pas ses propres disques. Celui-ci est pourtant différent. « De la plage 1 à la plage 24 du premier disque, j’ai écouté sans m’être aperçu que le temps avait passé alors que j’écoute rarement 1h20 de musique à la suite. »
Faut-il être amateur d’orgue pour apprécier, et goûter, ces oeuvres de Nicolas de Grigny et Nicolas Lebègue ? Peut-être pas. Beaucoup, sans être amateurs d’orgue, avouent ressentir beaucoup de plaisir à l’écoute du disque. Pour notre part, le temps d’écoute si paisible nous a rasséréné. Pourquoi ?
Paisible, noble et profonde musique
Nicolas Bucher répond à notre question. « La question de l’alternance avec le Plain-chant est centrale. Cette musique est écrite pour cela. Elle est écrite pour dialoguer avec le Plain-chant. Les choses s’enchaînent et les respirations se font naturellement. Par exemple, le Gloria est incroyable. Il dure vingt-cinq minutes et le Plain-chant vient donner un rythme à la musique. Il est l’oeuvre d’un compositeur qui sait penser une forme et donner une unité. C’est cette symbiose qui est fondamentale et qui est ressentie par chacun. » Et le tempo ? « Le tempo est très calme. On cherche la noblesse et la clarté du discours, une profondeur dans l’interprétation. Je pense que cela transpire. Cette noblesse, ce calme, cette profondeur nous touchent profondément car cette musique-là, c’est celle de l’unité. »
Les grands compositeurs savent, mieux que quiconque, jouer avec le temps. Comme Nicolas Bucher l’écrit si bien, « Si la musique est l’écriture des sons et du temps, être capable de dissoudre le temps, de le contraindre ou de le laisser s’épancher relève de la plus grande virtuosité. Bach (« es ist vollbracht » de la Passion selon Saint-Jean), Mozart (Final du 2e acte des Noces de Figaro), Wagner (Tristan) ou Webern (opus 21) sont pour moi des virtuoses accomplis de l’écriture du temps, comme Grigny. » (In livret)
La musique et l’époque
De l’exactitude et de la perception du temps, il est question. Qu’est-ce qu’une minute ? Sa durée est-elle perçue de façon universelle et uniforme ? Bien sûr que non. En suscitant notre réflexion sur la perception du temps, le spécialiste de musique ancienne rappelle à notre souvenir les nécessités de la rigueur historique.

« La durée d’une minute n’est jamais identique. Elle varie d’une personne à l’autre, et chez une même personne, la perception de cette minute varie. La question de l’exactitude du temps me passionne. Prenons un exemple. L’un des sujets fondamentaux, et qu’on pourra pourtant ne jamais résoudre, c’est celle du tempo. On peut conduire des recherches sur l’interprétation, sur ce qu’on pouvait entendre réellement du son de l’époque. Cela oui. Mais la chose sur laquelle on ne reviendra jamais, c’est celle du temps et donc du tempo. Bien sûr, on pourra toujours réfléchir à la question grâce à la danse ou des minutages plus ou moins précis mais c’est tout. La perception du temps est la chose qui change le plus au monde ».
De la quotidienneté
Quand on voyage de Paris à Marseille en deux heures trente alors qu’à l’époque de Grigny ou Couperin, il fallait quatre jours, le temps ne peut pas être perçu de la même manière car il rythme différemment selon les époques. Il est fonction de l’immédiateté du réel. Des routes difficiles et dangereuses. Des rues peu salubres et un Paris qu’on traverse à pied. Un calendrier différent, scandé de fêtes religieuses plus nombreuses.
Nicolas Bucher précise son propos. « Il faut aussi penser que notre connaissance de la musique ancienne se fait sans qu’on puisse reconstruire la quotidienneté de ces gens. Or la quotidienneté joue beaucoup. Je suis fasciné par le réel quotidien. Est-ce que cela influe sur la manière de jouer ou pas, c’est un autre débat. Mais il faut penser à ces différences qui font que la perception du temps, de la vie et de l’espace n’ont rien à voir avec notre globalisation complète. Il faut se plonger dans le tactile de l’artiste et du compositeur pour mieux comprendre. »
Un disque profond
Le tactile du compositeur ? Fascinant exercice quand on sait que Bach a recopié lui-même le Livre d’orgue de Grigny. Et l’organiste de conclure : « Quand on se plonge pendant presque trois ou quatre mois dans la musique pour la comprendre, on est au-dessus de l’épaule de Bach qui recopie. On se dit : Es-tu sûr que c’est vraiment la bonne note ? N’es-tu pas en train de sur-corriger ? J’adore ça ! C’est un travail fascinant que d’essayer de se mettre dans les pantoufles du compositeur. »
Nicolas Bucher a rêvé son disque en mêlant au talent musical qui est le sien, toute la finesse de sa pensée et son attachement à la démarche rigoureuse de l’historien. Il livre ainsi un disque qui s’adresse à tous, capable de parler à la sensibilité de chacun, fin connaisseur du répertoire de l’orgue ou simple curieux. Celui qui tentera l’expérience sera surpris. L’heure s’écoule paisiblement. Et l’humeur apaisée. Grandeur et noblesse de cette musique…

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Nicolas Bucher est photographié par Pierre Combier.
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