L’été indien de Rachmaninoff à Lucerne

Rachmaninoff à Lucerne. Voici le titre d’un disque qui raconte, en photographies, en mots et en musique, les quelques années passées par Rachmaninoff à Lucerne en Suisse, sur les bords du lac des Quatre-Cantons, à Senar. Une villa rêvée et construite dans le style Bauhaus par le compositeur lui-même et dans laquelle il compose plusieurs chefs-d’oeuvre, dont la Rhapsodie sur un thème de Paganini Op.43 et la Symphonie n°3 Op.44. Deux oeuvres magnifiquement portées par le pianiste Behzod Abduraimov et le Luzerner Sinfonieorchester dirigé par James Gaffigan.

Nous vivons comme auparavant – c’est-à-dire pas très calmement.

Serge Rachmaninoff à Evgueni Somov, Senar, 5 juillet 1939. (In livret du disque)

L’été indien à Senar

Lorsqu’il écrit cette lettre, Rachmaninoff sait qu’il faudra bien s’y résoudre. Quitter Senar et la Suisse, avant que la guerre n’éclate, mais pas avant le concert du 11 août pour lequel il s’est engagé. « Comme vous le savez, j’ai pris mes engagements envers un festival à Lucerne. Mon concert a lieu le 11 août. Il me parait proprement indécent d’être le premier à me sauver. Mais après le 11, je me considérerai autorisé à faire preuve de faiblesse… », écrit-il. Ainsi s’achèvent quelques paisibles années pour le compositeur installé dans une villa dont il a lui-même suivi la conception et qui a abrité sa créativité en cette période d’immédiate avant-guerre.

Le disque proposé par Behzod Abduraimov et le Luzerner Sinfonieorchester raconte les années suisses du compositeur en proposant deux oeuvres majeures de son répertoire. La Rhapsodie sur un thème de Paganini Op.43 et la Symphonie n°3. Toutes deux ont été composées à Senar. Ces oeuvres, magistralement interprétées, dépassent le portrait communément dressé d’un compositeur mélancolique exilé, en mal de sa Russie natale. Les années suisses sont heureuses, pleines de vitalité et de séduction. Et la musique qui y est composée aussi.

Behzod Abduraimov, le bel équilibre

La Rhapsodie sur un thème de Paganini, Op.43 a été composée à la Villa Senar entre le 3 juillet et le 18 août 1934. Un peu plus d’un mois d’été. Une saison créative qu’on vit et imagine dans les mots du merveilleux livret écrit par Elger Niels. Un été qu’on entend, comme par miracle, au son délicat du pianiste Behzod Abduraimov.

Sur le Steinway personnel du compositeur pour un premier enregistrement mondial de l’oeuvre, le pianiste livre une interprétation remarquablement personnelle. Ni trop délicate ni trop peu. C’est merveille. Le son chaleureux du Luzerner Sinfonieorchester dirigé par James Gaffigan entoure le piano presque brûlant de vivacité et de créativité. Entre eux, l’équilibre est parfait. La symbiose est à l’image exacte du débat musical posé par le compositeur dans cette pièce qui oppose, non sans humour, un esprit maléfique à un amour triomphant.

Entre le Luzerner Sinfonieorchester et Rachmaninoff, comme en famille

Luzerner Sinfonieorchester

La Symphonie n°3, Op.44 a été composée en 1936 puis revue durant l’été 1939, le dernier passé en Europe par Rachmaninoff. Quelques mois donc avant un second déracinement, Serge Rachmaninoff travaille cette oeuvre mordante et constrastée dont le propos semble être « la fusion du présent et du passé », écrit Elger Niels. (Photo graphie : Luzerner Sinfonieorchester par Vera Hartmann)

Un thème orthodoxe russe juxtaposé à une évocation de la Rhapsodie in Blue de Gerswin. Voilà le premier tableau d’un paysage musical touchant que le Luzerner Sinfonieorchester sait peindre de façon extrêmement précise. Senar est là aussi. Et peut-être le clapotis de l’eau du lac dans un second mouvement brillamment emmené par les musiciens. Viennent enfin l’entrain et la joie, en lutte avec la mélancolie russe présente mais contenue.

Dans cet enregistrement, on est à la fois enveloppé par un orchestre puissant et subjugué par sa délicatesse. Comme si, sur les bords du lac, non loin de la Villa, l’orchestre ressentait mieux encore les soubresauts de l’âme du compositeur. Ce disque est une rencontre avec Rachmaninoff. Il ressemble à une réunion de famille au sein de laquelle, un compositeur déraciné, appelé à la mélancolie par sa culture, est décidé à la quiétude et au bonheur. Comme en un été indien.




La Fondation Rachmaninoff et la Villa Senar


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