Brexit : Le violoniste Jack Liebeck reste européen

Jack Liebeck

Outre-Manche. Jack Liebeck est violoniste et acclamé. A l’âge de quarante ans, en une année où des mots aussi incongrus que ceux de « brexit » et « confinement » s’imposent sans subtilité aucune, il enregistre les concertos pour violon de Brahms et Schoenberg. Accompagné par le BBC Symphony Orchestre et Andrew Gourlay à la baguette, ce disque interpelle notre modernité si peu raisonnable comme aucun autre.

Petit-fils d’un violoniste amateur contraint de s’exiler en Afrique du Sud en 1933 pour échapper à la folie nazie. Descendant d’une lignée nombreuse de juifs hollandais assassinés dans les camps barbares. Jack Liebeck est désormais confronté au drame de l’Europe qui se scinde. Il joue pourtant Brahms et Schoenberg de la manière la plus équilibrée qu’il nous ait été donnée d’entendre. En enregistrant ainsi et en ces termes, une partition de Brahms tant aimée du grand-père et une autre de Schoenberg toute juste écrite dans les premiers mois de l’exil américain, l’artiste offre à son Guadagnini de 1785 une corde supplémentaire. Celle de la question citoyenne et politique.

Vivre sans formalités

Qui est ce chien splendide sur la couverture du disque ? Etonnés n’est-ce pas ? Nous venons d’évoquer quelques bribes de l’histoire familiale de Jack Liebeck et le programme d’un disque profondément personnel dans notre introduction. Nous interrogeons pourtant l’artiste au premier chef, et en premier lieu, sur cet animal photographié sur la pochette de son disque. Il n’était pourtant pas étonné. « Elle est une créature si magnifiquement attirante pour notre regard. Et puis, je joue de la musique pour elle tout le temps. Alors pourquoi pas ? »

Le voici détendu. Quelques bribes de son intimité grâce ces moments de musique partagés avec son chien. Nous aurions pu nous contenter de la belle image. Il nous avait pourtant semblé, au fond, que le choix de cette photographie n’était pas qu’esthétique. Ne se sent-il pas comme à la maison, avec ce chien et son violon élégamment posés à côté de lui ? Il répond, étonné et soudainement pensif. « Vous avez raison. Ce disque est lié à l’histoire de ma famille. Il est aussi le reflet de mes questionnements. Je me demande finalement quel est l’endroit au monde où je me sens comme à la maison. En fait, je n’aime pas ce qui est formel. Ce que j’aime, c’est vivre sans formalités. »

2020 est donc une année terrible. Annus horribilis disait la Reine Elisabeth en d’autres temps. A l’heure du brexit, ce musicien de stature internationale comprend que l’entrée en Union Européenne ne se fera plus sans formalités. Ni sans visa.

Faire le tour de l’histoire..

Jack Liebeck raconte. « Avec l’annonce du brexit, je me suis dit immédiatement : Oh mon Dieu, je vais perdre toute possibilité de travailler en Europe. » Ne perdant pas son sens de l’humour, il se met à sourire. « Au début, il n’y avait chez moi qu’une simple peur de perdre mon travail. Je cherchais alors en dessous d’une chaise ou sous le sofa si je pouvais bien trouver un passeport autre que britannique. Nous les musiciens, nous aimons jouer sans qu’il y ait toutes ces frontières idiotes et stupides. C’était tout. »

Garder l’Europe au coeur de sa vie de musicien

Ce n’était pas tout. Le musicien britannique met en oeuvre les démarches pour acquérir la nationalité allemande. Son grand-père avait quitté le pays en 1933 pour l’Afrique du Sud. Comme beaucoup de britanniques, il cherche une solution dans le passé familial parce qu’il ressent comme une rupture avec son pays. « Le brexit ? Je me sens comme si mon pays m’avait été enlevé. » Il garde le silence quelques instants, pensif. « Mes parents ont émigré depuis l’Afrique du Sud au Royaume Uni en 1973, avant ma naissance parce qu’ils ne soutenaient pas l’apartheid. Ma mère avait un passeport hollandais. Voilà pourquoi. Le Royaume Uni, c’était l’ouverture d’esprit, la bienveillance envers les autres cultures. Mais depuis quatre ans, les choses ont changé. Même si je n’en souffre pas directement dans mon quotidien, je suis inquiet. »

Il continue. « Demander la nationalité allemande est devenu un acte plein de sens. Un jour, alors que je jouais à Leipzig, j’ai soudain ressenti la fierté de mon grand-père. Son petit-fils jouait dans le pays qu’il avait dû quitter. J’étais si ému. J’ai été assailli par l’émotion d’un coup. Ainsi, depuis deux ans, dans cette quête de mon identité, je ressens le besoin de renouer avec mes racines. » L’humour britannique revient aussi vite. « Et bien sûr, il était important de pouvoir travailler sans visa. » Il rit et reprend son sérieux immédiatement. « Quand même ! Mes grands-parents ont dû partir. Demander cette nationalité allemande, c’est faire le tour de l’histoire et lui donner une fin. Garder une nationalité européenne, c’est vouloir continuer à aller de l’avant, alors qu’il me semble que le Royaume-Uni avance à reculons. »

Une conversation avec Brahms et Schoenberg

Jack Liebeck

Jack Liebeck, pris au coeur du tourbillon d’un divorce du Royaume Uni d’avec l’Union européenne, a pris le temps de la réflexion. Comme il l’écrit si justement dans le livret du disque Schoenberg-Brahms qu’il publie au label Orchid Classics, « avec la montée de l’extrême droite et des politiques identitaires, j’ai été conduit à engager une conversation avec moi-même au sujet de ma propre identité et de mon appartenance. » Ce petit-fils d’une famille germano-hollandaise de confession juive dit avoir la musique de Brahms dans le sang, parce que son grand-père l’adorait. Sans doute aussi parce que converser avec Brahms et Schoenberg en des temps troublés, chercher l’interprétation la plus fine possible de leurs partitions, c’est adresser un message à ses contemporains tout autant que rendre hommage à ses aïeux.

Deux concertos pour violon et une interprétation lumineuse

Deux splendides concertos pour violon. Le Concerto en Ré, op.77 de Johannes Brahms est bien connu et beaucoup enregistré. Jack Liebeck le sait et revendique ce choix. « La musique de Brahms coule dans mes veines. J’ai toujours voulu enregistrer ce concerto. Alors bien sûr, quand on sait que tant d’enregistrements ont été déjà faits, on se demande ce qu’on fait et pourquoi on le fait. Un enregistrement de plus de ce concerto n’aurait aucun sens. » Ce concerto était celui tant aimé par le grand-père. Cet enregistrement là pourrait bien devenir votre préféré aussi. Le son est élégant, méditatif et rempli d’une recherche de sens. Jack Liebeck livre un Brahms lumineux et aérien.

Le Concerto pour violon Op.36 d’Arnold Schoenberg est bien moins connu. La découverte est splendide. Ce concerto est la première pièce écrite par Schoenberg en exil (il a quitté l’Allemagne en 1934). Là encore, le violoniste excelle. Il transmet le doute et l’angoisse ressenties par le compositeur avec une délicatesse rare. Il livre, avec clarté et élégance, le tragique des heures sombres. Et rend ainsi très clair le discours qu’il tient lui-même en tant que musicien européen. Sous son archet, Brahms et Schoenberg interrogent notre époque et lui soufflent quelques réponses toutes teintées d’équilibre et d’élégance.

Ecouter quelques extraits

Jack Liebeck

Crédits photographiques pour cette publication : ©Kaupo-Kikkas



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