Un dimanche soir. 17 janvier 2021. Autour de la Maison de la Radio, du presque vide. Avec ces trottoirs qui n’avaient aucune peine à garder le calme. Et ce silence d’une ville autour d’un récital qui s’annonçait splendide et qui, incongruité du moment, n’attendait aucun public. Ce dimanche de janvier 2021, le Duo Berlinskaia Ancelle s’apprêtait à « faire ses débuts » à l’auditorium de Radio France. Il ne manquait donc que vous, cher public, pour éveiller complètement Radio France.
Le programme était sans aucun doute défini depuis très longtemps. Quel à-propos pourtant ! D’autres parleraient d’ironie ou de hasard. Nous préférons rappeler que les artistes répondent aux questions du temps qui les héberge. Les interprètes élisent, en effet, le répertoire qui répond aux interrogations de leurs contemporains. L’esprit des compositeurs répond, réagit, récuse ou embrasse l’époque qui les loge pour en faire œuvre nouvelle ou plus proche de l’actualité.
Un Duo Berlinskaia Ancelle : de note riche et de son travaillé
Il était donc question, à tout le moins, dans ce programme du Duo Berlinskaia Ancelle de vie et de mort, d’ombre et de lumière, de danse et de musique. Nous ne résistons pas ici au plaisir de citer cette première strophe de Henri Cazalis. Aux origines de la Danse macabre placée à l’ouverture du récital, il y avait, en effet, une poésie intitulée L’illusion, insérée dans un recueil au titre non moins à propos : Heures sombres.
Zig et zig et zig, la Mort en cadence
Frappant une tombe avec talon,
La Mort à minuit jour un air de danse,
Zig et zig et zag, sur son violon.
Henri Cazalis, Heures sombres, l’Illusion
Le récital s’ouvre donc sur le poème symphonique de Camille Saint-Saëns, Danse macabre, dans sa version originale pour deux pianos. L’interprétation est au temps parfaitement sculpté, à la note riche et au son travaillé. Il se referme avec une seconde transcription pour deux pianos de cette même Danse macabre par Liszt, Horowitz et Ancelle. Ce qui vaut à Ludmila Berlinskaia de s’exclamer en coulisses : « Quelle difficulté ce programme. Je déteste Liszt et Horowitz et j’adore Ancelle. » Le tout prononcé avec un sourire désarmant et une malice dans les yeux qui en dit long sur ce qui fait la force de ce Duo Berlinskaia Ancelle.
Tout dans ce duo est, en effet, à l’œuvre, au son, et au souci de l’autre. Et puis cette question de la transcription. Quelle est la part du compositeur et celle du transcripteur ? Où est la paraphrase virtuose ? A quand l’heure de la création ? Vient le tour d’Arthur Ancelle. « Je souhaitais en effet que les effets pyrotechniques apportés par Liszt et Horowitz ne pèsent pas sur la dynamique musicale, au contraire, qu’elle s’en trouve comme allégée, plus aérienne, malgré la difficulté extrême d’être ensemble dans une écriture qui demande beaucoup de libertés interprétatives. »
Voici donc, le temps d’un récital, la question de l’oeuvre et de son rapport à la société posée. Saint-Saëns proposait une Danse Macabre brillante, joueuse, virevoltante en complète concordance avec l’imaginaire de son époque. Arthur Ancelle offre une Danse Macabre plus nuancée et plus agitée, libérée de l’imaginaire du passé. Comment ne pas accueillir cette version moderne de la Danse Macabre, entendue dans une salle presque totalement vide, sans la relier avec une époque où l’on aimerait tant rire de tout, y compris de la mort, sans y parvenir réellement ?
La part de l’émulation
Enserrées entre les deux transcriptions de la Danse Macabre, la sonate pour piano en si mineur de Franz Liszt, dans une version pour deux pianos de Saint-Saëns. Puis une valse carnavalesque opus 73 de Cécile Chaminade, un caprice héroïque opus 106 de Camille Saint-Saëns et le Pas des cymbales opus 36 n°2 de Cécile Chaminade. Il y avait là l’une des pièces majeures du répertoire pour piano de Liszt. Puis la découverte heureuse d’une compositrice française poussée par Bizet et encouragée par Saint-Saëns. C’est dire la part du mystère, de la passion, du fantastique parfois et du sublime toujours. Thématiques obligent. C’est dire aussi la part de l’émulation. Amitiés et admirations entre les compositeurs faisant le reste.
Il y avait dans ce programme, en effet, tout ce que la musique porte en elle de splendide. L’admiration de Liszt pour Saint-Saëns, le respect de Saint-Saëns pour Liszt. Tous sentiments qu’on perçoit dans la transcription de la sonate de Liszt par Saint-Saëns. Arthur Ancelle nous éclaire encore. « Le résultat n’offre pas de voir Liszt à travers le prisme de Saint-Saëns, qui manifeste son respect absolu du texte de base. Mais l’opération ne consiste pas non plus en une simple extrapolation de l’écriture. tous les musiciens savent que ça ne se passe pas comme ça : sur le papier, il ne « suffit pas » de renforcer ou de répartir différemment les voix. Et qui dit transcription – or techniquement nous parlons bien de cela – dit intervention. Deux transcripteurs scrupuleux et « fidèles » ne transcriront jamais la même page de la même façon. »
Et Ludmilla Berlinskaia de compléter finement : « Non, il s’emploie à la magnifier avec une intégrité merveilleuse.. (…). Par masques interposés, il y a là tout un jeu sur les rapports qu’entretiennent la lettre et l’esprit, la création, la réappropriation et la traduction des idées. »
Tout au répertoire et tout à l’époque, sans contradiction aucune
Le Duo Berlinskaia Ancelle proposait donc, ce soir de janvier 2021, un programme tout au répertoire et tout à son époque. Et il n’y a là aucune contradiction à écrire ainsi les choses. Nous l’écrivions plus haut. Les grands artistes proposent aux questions du temps qui les héberge de précieuses réponses. Aux temps sombres, ils opposent la lumière et contredisent la mort avec insolence et esprit. En proposant un programme aussi finement interrogé, le Duo Berlinskaia réussit un tour de force. Interprétant dans une salle désertée un dix-neuvième siècle joueur et flamboyant, il révèle ainsi les aspirations de notre époque, ses espoirs et désespoirs. Il les écrit parfois aussi, se prenant au jeu subtil de la transcription.
Crédits photographiques : Hector Hulloque
Propos de Arthur Ancelle et Ludmila Berlinskaia extraits du livret de leur disque Franz Liszt, 2 sonatas for 2 pianos, disponible au label Mélodia.