
Nous terminerons par la fin de l’entretien. La violoniste Lisa Batiashvili insiste en effet. « En cette période difficile, la plupart des artistes souffrent. Alors, oui, créer une fondation est une action importante. Mais je tiens à souligner qu’il est difficile de recueillir par ailleurs la motivation des mécènes alors que nous devons aider en priorité la jeunesse. C’est la jeunesse qui souffre en ce moment. Les jeunes musiciens sont complètement bloqués dans leurs projets, alors si nous ne les aidons pas, par le biais d’une fondation ou de toute autre action, les choses seront très difficiles pour eux dans quelques années. »
Voilà qui est dit. Lisa Batiashvili a créé une fondation au moment même où les mécènes sont plus frileux. D’un ton posé et mesuré, elle porte donc le message de tous ceux qui ne sont plus écoutés. Ambition de soutenir la jeunesse, désir profond de transmettre et de perpétuer ce qui lui a permis, à elle aussi, de devenir une artiste indépendante. La Fondation Lisa Batiashvili est un cadre de travail dont l’esprit et les objectifs sont très clairement définis par l’artiste.
La Fondation Lisa Batiashvili : l’appel du pragmatisme et du coeur
Bien sûr ! L’idée de créer cette fondation est liée à sa propre expérience. « J’ai quitté la Géorgie à l’âge de douze ans. Je me souviens parfaitement des difficultés alors rencontrées par les jeunes musiciens là-bas. Rencontrer, en Allemagne, tous ceux qui m’ont aidée et soutenue pendant de longues périodes a été primordial. Ces personnes m’ont aidée à devenir une artiste indépendante très vite puisque j’ai donné mes premiers concerts vers l’âge de seize ans après le concours international de violon de Sibelius. »L’artiste insiste sur l’âge. « La période qui se situe entre l’âge de douze ans et celui de seize ans est la plus importante dans la formation d’un musicien. »
Elle revient ensuite à la Géorgie tout naturellement. « Lorsque j’écoute aujourd’hui de jeunes géorgiens, leurs talents divers, immenses et remplis de personnalité m’apparaissent de façon évidente. Je n’ai pas peur de le dire ici. Oui, quand on écoute un talent, parfois on a tendance à exagérer. Mais vraiment, ces derniers mois, ces dernières années, j’ai entendu des jeunes dont on peut souligner sans exagérer le talent extraordinaire et le potentiel. J’ai alors ressenti en moi un double appel. Celui du pragmatisme et celui du coeur. Je désirais soutenir des jeunes talents en leur offrant un cadre mais aussi que ces talents viennent de mon pays de naissance. Car beaucoup là-bas ont des moyens financiers très limités, et certains sont issus de familles extrêmement pauvres. » Le cadre, c’est évidemment la fondation. Le coeur, la Géorgie.
Au-delà du talent, les questions d’éducation, de discipline, de travail, d’expérience sont primordiales.
Lisa Batiashvili, 25 mars 2021
Donner un cadre pour aider de jeunes talents à devenir des artistes indépendants
La Géorgie est connue pour produire d’immenses talents artistiques. « Ce peuple, très intuitif, émotionnellement ouvert et instinctif a fait la preuve de grandes aptitudes naturelles pour la musique, le chant, la danse et l’art de façon générale. N’oublions pas non plus que ce pays a toujours dû défendre sa culture et ses racines, pris au coeur de guerres et de luttes politiques de toujours. Or, les difficultés renforcent le besoin des êtres humains à se retrouver dans l’expression artistique. Il me semble qu’une vie aisée, sans problèmes, donne moins de force et amoindrit le besoin d’expression au travers de l’art. »
Toujours très précise, l’artiste nuance encore son propos. « Ce que je viens de vous dire ne signifie absolument pas que chaque grand talent géorgien deviendra automatiquement une personnalité importante dans le milieu de la musique. Malheureusement, et très souvent, les choses ne se passent pas ainsi. Tout simplement parce que d’autres aspects ne fonctionnent pas. Au-delà du talent, les questions d’éducation, de discipline, de travail et d’expérience sont primordiales. C’est tout cela qu’il faut développer, avec le talent bien sûr. C’est tout cela qui manque très souvent là-bas. Car je souhaite que les jeunes musiciens qui seront soutenus par la fondation comprennent très vite ce qu’ils doivent faire pour eux-mêmes et pour s’aider eux-mêmes. Il est très important, à mon sens, qu’ils apprennent à savoir ce qu’ils doivent faire pour aller plus loin. Car c’est comme cela qu’on devient un artiste indépendant. » Le but de Lisa Batiashvili est clairement énoncé : aider de jeunes talents géorgiens à comprendre l’essence même du travail d’artiste indépendant.
Le jeune compositeur qui a motivé Lisa Batiashvili à créer la fondation
Nous ne pouvions clore l’entretien sans entendre l’histoire d’un jeune talent entré sous la protection de la Fondation Lisa Batiashvili. Agé de onze ans, il est pianiste et compositeur… « Il compose depuis l’âge de six ou sept ans. Sa musique est extraordinaire, dans le style de Schoënberg, Ligeti et Berg. Il est déjà tellement loin qu’il n’a besoin que de soutien. Il ne faut pas lui apprendre grand chose mais simplement l’amener à rencontrer des gens qui ont le niveau que lui afin qu’il soit entouré de gens qui l’inspirent. »
La fondation a pu faire venir le jeune garçon à Berlin au mois de décembre 2020. En audition auprès de Daniel Barenboïm et Jörg Weidmann, il a convaincu. Lisa Batiashvili en trouve ses convictions renforcées. « C’était vraiment incroyable. Les deux ont affirmé n’avoir jamais entendu quelque chose de similaire de leur vie. Les entendre m’a donné encore plus de courage et d’énergie pour continuer le travail. Parfois, dans la vie, il y a des miracles qu’il ne faut pas laisser s’échapper. »
Simplement développer, doucement
Parce qu’un jeune garçon de onze ans a besoin de calme et d’attention avant tout, son nom restera secret pour le moment. Lisa Batiashvili évoquait déjà la question de l’âge quelques instants plus tôt. Elle y revient. « Un talent de onze ans ne doit pas se brûler les ailes. Il faut aller doucement donc et tout de suite dans la bonne direction, parce qu’ensuite, au moment de l’adolescence, beaucoup de choses changent encore dans cette petite tête qui n’est pas ordinaire, qui a les idées d’un adulte, et a même les idées d’un adulte extraordinaire ! On fait donc attention à ce que le jeune puisse rester authentique et lui-même. Car il y a dans son âme quelque chose de si fort qu’il faut simplement le développer. Doucement. »
Doucement. L’artiste a répété l’adverbe plusieurs fois au cours de notre entretien. C’est sans aucun doute avec ce mot-là qu’elle nous a le plus convaincu de la valeur du travail qu’elle entreprend. Un travail de fond, au service de la musique et des jeunes musiciens. Un travail exempt de tous les travers de la communication, fortement emprunt d’authenticité. L’art est premier et restera premier, de toute évidence et en toute détermination.